Entretiens/Noëlle Pujol

A propos du film "Le Préparateur"
Journal du FID Marseille, 8 juillet 2006
Propos recueillis par échange internet, juin 2006

Comment est né le projet du film ?

En 2004, j’ai été invitée à réaliser une installation vidéo pour le Pavillon de la France à l’occasion de
l’Exposition Universelle d’Aïchi au Japon (2005).

Le projet consistait à réaliser une série de portraits vidéos de personnes dont la vie quotidienne est
intimement liée à l’Ile Saint Aubin, paysage aquatique, située à proximité d’Angers.
L’installation vidéo
et sonore ISA (Ile Saint Aubin) est constituée de cinq films projetés sur
des écrans de dimension identique.
Sur l’écran central, un film, un plan-séquence, un travelling de 16 mn réservé au paysage. Sur les quatre
autres écrans, les portraits, placés latéralement.
Portraits d’agriculteurs, d'une biologiste « chasseuse »
d’insectes, de pêcheurs
et d'un taxidermiste incarnant le « protecteur » d’oiseau.
Le processus de naturalisation d’un cygne a été suivi depuis la réception du corps mort de l’oiseau
jusqu’à son installation dans les salles du
Museum d’Histoire Naturelle d’Angers. Seules les images
terminales
ont été utilisées pour cette installation vidéo, 4 minutes, images consacrées à la pause de l’œil,
ce moment particulier, où l’animal semble retrouver la vie.
Avec Le Préparateur, il s’agissait de retrouver le processus, le travail en actes, depuis la sortie du
congélateur du corps mort du cygne, son
démontage (séparation corps/peau) jusqu’au remontage. Le
taxidermiste est pour moi une figure du travailleur, il démonte le cygne pour le remonter…
J’ai retrouvé ces citations que j'avais notées, et qui ont joué un rôle au cours du travail de montage du film.
La première de Vilem Flusser m'a notamment incitée à intituler le film Le préparateur« Le mot latin
apparatus vient du verbe apparare qui signifie "préparer".
Le latin comporte en outre le verbe praeparare,
qui significe lui aussi
"préparer". Si l’on veut saisir en français la différence entreles préfixes ad et prae,
peut-être pourrait on traduire apparare par
"apprêter". Dès lors, un "appareil" serait une chose tenue
prête
qui est à l’affût de quelque chose, et une "préparation" une chose tenue prête qui attend
patiemment quelque chose.
Photographier, voilà ce dont l’appareil photo est à l’affût, et en vue de quoi il
s’aiguise les dents» (Vilèm Flusser, Pour une philosophie de la
photographie). Quant à l'autre, il s'agit de
Nietzsche, et provient du Gai Savoir : « le privilège des morts est de ne plus mourir ».


Donc, parmi les quatre personnages, choisir de prolonger le travail avec le taxidermiste
n'est pas dû au hasard. Cette activité ne serait-elle pas aussi pour vous une métaphore du cinéma
documentaire ?


Entrer dans le laboratoire d’un taxidermiste, c’est accepter de vivre un huis clos, d’évoluer dans un
espace réduit avec pour protagonistes un cygne mort et un préparateur.
Je suis arrivée dans cet atelier de recherche souterrain, comme on entre dans un film noir, avec pour
énigme un oiseau mort soumis à une opération de dissection. Je devrais dire deux corps de cygnes,
amplifiant l’aspect fictionnel de mon expérience car une doublure a été nécessaire pour filmer la première
séquence de l’enlèvement du cadavre. La dépouille du « cygne 1 » était en attente de décongélation.
La taxidermie a pour but de reconstituer le corps d’un animal mort de lui donner un semblant de vie.
Le but est fictionnel mais "le travail en actes", transformer un corps mort immobile, le vider pour ne garder
que la peau, touche une forme documentaire. L’expérience documentaire réside dans sa capacité à
entrer de front à l’intérieur d’un processus, chercher le lieu d’un déplacement esthétique, une figure de la
déconstruction, où le fragment peut devenir un appui sur le réel. Dans ce film, on suit l’évolution
d’un animal, son développement à partir d’une pratique des petits métiers, mais on est aussi face à un film en
train de se faire. Un film qui travaille sur les formes de glissements des arts : comment à partir d’un corps
mort passer de la photographie au dessin de la sculpture au théâtre ?

Au cours du film, vous apparaissez (furtivement) à l'écran. Pourquoi ce choix, et plus précisément
pourquoi à ce moment-là ?

J’apparais au moment où l’image se dépouille, se vide, devient plus abstraite, pour se transformer en une
scène de théâtre, dans une profondeur noire.
J’ai eu le sentiment comme dans un tableau de faire entrer
dans le
cadre ce qui se trouve derrière le tableau. Instant où j’ai senti que j’étais devenue à mon tour le
modèle pour la reconstitution du cygne.