Entretiens/Noëlle Pujol

Entretien realisé avec Yvette Le Gall dans le cadre de l’exposition ESCLUSE/ALLOHAJO,
Galerie du triangle, Rennes, sept-oct 2004

Vous réalisez des films depuis 1998. A quel moment avez-vous commencé vos recherches
pour ESCLUSE ? La décision de le présenter comme installation-vidéo (1) comment est-elle
venue ?


C’est en 2003, dans le cadre du programme de recherche au Fresnoy, Studio des Arts Contemporains
à Tourcoing, que j’ai initié ce travail documentaire dédié au réseau fluvial.
Géry Petit, qui a réalisé la musique de mon film VAD (Visite à domicile), avait commencé à prendre des
sons d’écluses. Puis ce fut la rencontre mutuelle avec Moïse, qui entretient un rapport physique immédiat
avec l’écluse du grand carré à Lille.
L’écluse est un espace cinématographique : espace, temps, mouvement sont reliés dans ce lieu unique.
Mais comment approcher ce lieu ?
J’ai entrepris de longs repérages, cherché avec minutie des lieux de tournage situés entre le Nord de la
France et la Belgique. Dès le départ, je voulais réaliser une installation vidéo, garder une relation très forte
à l’espace. Je souhaitais créer un espace plastique. L’installation vidéo Escluse est constituée de deux
films de durée identique, 2 X 38 mn. L’écran 1 est réservé aux plans larges qui ont une continuité longue
dans le temps (plans séquences). L’écran 2 touche à l’humain. Une série de vues discontinues des
personnages, hommes et femmes, apparaissent et disparaisent à l’intérieur du cadre.
Les deux écrans sont de dimensions différentes, ils sont disposés face à face, en situation de dialogue.
Le spectateur est invité à déambuler à l’intérieur de cet espace, à trouver sa place. La bande sonore a
été pensé comme une matière esthétique, elle a donné lieu à une spatialisation particulièrement soignée
afin d’accroître et de parfaire l’effet "d’immersion virtuelle ".

Suite à Escluse tu as entrepris de réaliser ALLOHAJO. Comment cela s’est passé ?

J’ai vécu pendant trois mois à Budapest dans le cadre d’un programme de résidence d’artiste. Durant ce
séjour, j’ai aimé me rendre au nord de Budapest, rester dans la zone industrielle ; c’est là que j’ai
découvert le dernier chantier d’une usine : la réparation d’un bateau nommé ALLOHAJO (“bateau
 immobile“ en hongrois). Allohajo est une sorte de Nautilus en ce sens qu’il est silencieux et immobile,
c’est une machine morte. Il est privé des deux caractères fondamentaux de l’objet technique, le
mouvement et le fonctionnement. J’ai filmé un “voyage immobile“. Seuls les corps des ouvriers sont en
mouvement. Allohajo se situe entre quelque chose qui s’achève et quelque chose qui commence.


La saison des expositions s’appelle Passe temps, une invitation au visiteur à prendre son
temps, à se laisser aller activement à regarder, à venir, à revenir… Dans ces deux films quel
est ton rapport au temps ? Vous dites par exemple que l’écluse est une machine
à perception. L’eau n’est-elle pas une métaphore de l’écoulement du temps ?

Dans mes projets, je regarde, j’observe, j’attends longuement. Je suis dans l’attente que quelque chose
se passe ou se révèle, ce qui est montré, c’est le temps de la vision. L’écluse est un intervalle, une
pause, un arrêt qui rend attentif aux temps.
L’écluse ne vaut que parce qu’elle est traversée. Ponctuée d’entrée et de sortie, c’est un lieu de transition
 par excellence. Chaque moment de la vie active d'une écluse a une durée imposée et limitée que j’ai
associé au temps d'enregistrement des images.
Faire le choix du plan séquence me permettait d’inscrire “le temps de l’éclusée“, l’attente des visages, le
temps de l’écoulement des eaux lors du passage d’une péniche.
Placer la caméra sur les portes de l’écluse générait mécaniquement des panoramiques. ll s’agissait de
plonger dans le "temps de l’écluse", de relier l’espace et les choses, de créer un rythme fondé sur la
tension des déplacements entre plans fixes et mouvements.
Dans les deux projets, j’ai souhaité mettre en rapport des matières et des mouvements.
Au montage, travailler avec le temps, retenir un mouvement de corps, sentir le rythme, la respiration de
leur geste se développer.
Allohajo a une structure en trois temps, trois parties constituées de blocs d’inégale durée qui suggèrent
les phases d’évolution du travail, de la fabrication de la coque, aux retouches minutieuses, et ce, jusqu’à
l’impossible départ. Portée par la musique des voix des ouvriers et les sons de leur espace de travail,
j’ai fait le choix de ne pas traduire leur dialogue. Je voulais prendre la langue hongroise comme une
matière sonore. A ce propos, la traductrice Zsuzanna Gahse définit quelques traits de caractère de la
langue hongroise comme suit : les relations de spatialités – devant, dessus, en passant par, à travers –
sont plus facile à décrire qu’en allemand, en revanche l’orientation dans le temps est moins bonne, il n’y a
qu’un passé, un présent et pour ainsi dire pas de futur.

Et le choix de la caméra DV pour filmer ?

Je choisis de tourner avec une caméra DV afin de réduire les distances, de privilégier une relation
humaine avec les protagonistes de mes projets. Il me semble primordial de ne pas déléguer mon
regard. Faire le choix d’une caméra DV me permet de faire moi-même les essais, d’être dans une
situation de tournage permanent. Techniquement, le fait d’être seule est plus compliqué, mais cela
m’amène à me retrouver dans un contexte où je remets constamment en question ma place, le choix de
mon cadre, de mes plans. Aussi, je suis obligée de préciser mes choix à chaque instant.
Pour Escluse, filmer avec une caméra DV ce temps de travail me poussait à avoir une gestuelle
spécifique. Ma caméra devenait une corde à rouler, à nouer, il s’agissait de retrouver une force de travail
inscrite sur ces corps.

Le travail de post production dont on parlait, le travail de la couleur, de montage est la part artistique ?
Est-ce que le tout se mélange ?

Pour Escluse, l’image vidéo a été redessinée : la lumière et les couleurs ont été retravaillés afin de
retrouver une certaine picturalité.
L’utilisation d’une station de travail graphique telle que “Smoke“ (logiciel dédié à l’image en mouvement)
m’a aussi permis de mettre en mouvement des formes fixes, de découper une partie de l’image pour la
mettre numériquement en mouvement. La première séquence de l’écran 1 montre des cheminées
d’usine qui glissent de l’image, jusqu’à leur disparition.

Aujourd’hui de nombreux artistes utilisent la vidéo et filme la réalité du monde contemporain.
Françoise Parfait que nous invitons au printemps dit : « La dimension documentaire des
projets artistiques est symptomatique dans le changement des rapports entre art et document ».
Pourquoi êtes-vous attachée à cette relation au réel et comment apportez-vous cette part artistique
à votre travail ?


Pour les deux projets, je montre des gens qui accomplissent un travail devant la caméra. Escluse, montre
des hommes et des femmes, “travailleurs des eaux“ aux prises avec le réel, leur corps sont nés dans cet
élément et ne peuvent vivre qu’en relation avec cet univers aquatique. Ils se heurtent non seulement à
une matière, mais aussi à une économie.
L’un des mariniers dit : “Ce n’est pas un métier c’est une maladie“. Avec ces images, je voulais rendre
visible une communauté oubliée. Révéler des existences et des individualités. Ici se joue aussi un
rapport à la honte, à la dignité ; comment construire son individualité en repoussant le passé de ses
parents mariniers ?
Avec Allohajo, c’était aussi une manière de retrouver un temps historique, découvrir un sujet questionnant
une forme de socialisme, une théorie du travail dans un pays de l’Est.